Guérison du possédé au pays des Géraséniens Luc 8, 26-39

 

                  La guérison du possédé dont il est question dans la lecture d’aujourd’hui est une des plus spectaculaires. D’abord parce que l’homme que le Christ a guéri était particulièrement atteint. Il l’était au point que son entourage se sentait obligé de le lier avec des chaînes, tant sa violence pouvait devenir dangereuse pour lui-même et pour ses proches. La guérison est spectaculaire aussi par la méthode employée. Il est écrit que le Christ fait sortir les démons du corps de l’homme possédé et leur permet d’entrer dans un grand troupeau de porcs qui se jettent dans le lac de Galilée et s’y noient au grand désespoir de leurs propriétaires.

            Chaque ligne des Evangiles s’applique à nous directement. C’est le plus souvent évident. Là, ce n’est pas le cas. Une lecture superficielle peut laisser penser que, certes, cette guérison est intéressante, mais qu’elle ne nous concerne que de très loin – nous ne sommes pas possédés par le démon, en tout cas pas au point où il faudrait nous attacher pour nous rendre moins dangereux.

            Pourtant, nous sommes personnellement impliqués. La possession est le dernier degré d’une maladie dont nous sommes tous atteints, sans exception. Elle est le dernier degré d’une maladie héréditaire, depuis la chute du premier homme,  d’une maladie dont nous avons été guéris le jour de notre baptême, d’une maladie par laquelle nous nous sommes laissés contaminer de nouveau après notre première guérison. Cette maladie dissipe chez nous la ressemblance à Dieu octroyée au premier homme lors de sa création, perdue par la faute d’Adam, puis rétablie à notre baptême. Cette ressemblance disparaît en grande partie quand nous nous laissons envahir par ce que les pères de l’Eglise appellent les passions, par ce que nous appelons plus simplement le péché. Les passions sont le détournement d’un instinct naturel, d’une faculté qui est bonne en elle-même. Prenons un exemple facile à comprendre – l’homme est naturellement attiré par la connaissance. Il a besoin d’apprendre. Ce besoin est naturel, et il est bon. La connaissance est une vertu, elle est positive quand elle nous aide à faire le bien, quand elle nous rapproche de Dieu, quand elle nous permet de restaurer partiellement notre ressemblance à Dieu. Elle devient une passion, quand on recherche la connaissance pour la connaissance – ce qui équivaut à vouloir se passer de Dieu. Elle devient une passion quand la recherche de la connaissance est un but en soi, quand elle n’est qu’un plaisir intellectuel et une source de fierté qui mène à l’orgueil, dont les pères de l’Eglise disent qu’il est la source de tous les maux. Ce qui s’applique à la connaissance, s’applique à toutes nos facultés, à toutes nos tendances naturelles, y compris l’amour si souvent égoïste du prochain. Toutes les vertus peuvent être mal utilisées, elles peuvent toutes être dévoyées par l’ingérence du Malin.

            Quel est le rapport de tout cela avec la guérison du possédé ? Il est direct. Lorsque nous terminons la prière que le Christ nous a léguée en demandant à Dieu de nous délivrer du Malin, nous Lui demandons de nous délivrer de l’emprise plus ou moins grande du démon. La traduction, en Occident, de la fin du Notre Père a subi un glissement progressif : on est passé de Malin à Mal (avec une majuscule), puis à mal avec une minuscule, ce qui a transformé une ambigüité en un contre-sens total, spirituellement très dangereux. L’ambigüité apparaît dans le texte de la liturgie occidentale, quand le prêtre conclut le Notre Père en disant : « Délivre-nous de tout mal, Seigneur et donne la paix à notre temps ; par Ta miséricorde, libère-nous du péch頻. Il est très gênant, que la fin du Notre Père dans la version rapportée par l’évangéliste Matthieu, soit ignorée : « ne nous conduis pas dans la tentation, mais délivre-nous du Tentateur » – a écrit l’évangéliste. Cela n’aurait que peu d’importance, si le glissement sémantique opéré en Occident ne s’inscrivait dans la tentation, ou, encore pire, dans la volonté d’évacuer les forces démoniaques de notre conscience, et de remplacer, dans notre perception, la force de persuasion du démon, par une tendance naturelle à avoir envie de faire le mal, ou, en tout cas, à se laisser guider par un égoïsme naturel. On remplace le péché par l’alibi psychologique. Tous nos manquements n’auraient alors rien à voir avec un démon sorti du Moyen-Age, et utilisé par l’Eglise pour faire peur aux fidèles. La négation de l’existence des forces du Malin est très grave. Elle est un signe de leur victoire.

            L’intérêt du texte d’aujourd’hui est de montrer que, si les cas de possession, c’est à dire d’emprise quasiment totale du démon, étaient plus courants, il ne viendrait à l’idée de personne de nier son existence. Le fait que son emprise ne soit que partielle, discrète et souvent plaisante ou attractive ne la rend que plus efficace. Si s’éloigner de Dieu, si commettre des péchés au regard de Dieu et de Son Eglise était toujours douloureux, plus personne ne pécherait. C’est en cela que le Malin est malin. Ne lui ouvrons pas largement la porte en l’ignorant. Il existe. Et il n’y a pas de petits ou de grands péchés – il y a une emprise plus ou moins grande des forces du Malin. Dans un cas, comme dans l’autre, la pente est glissante. Evitons de nous y engager.   

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